Par Sabrina Dourlens. Diffusion avec l'aimable autorisation d'AEF.
Alors que la deuxième vague de publication des plans de vigilance est en cours, deux ans après l’adoption de la loi, AEF info vous propose d’aller à la rencontre de plusieurs entreprises qui ont réalisé l’exercice. Bonnes pratiques, difficultés, marge de progression, les professionnels nous font un retour sur leur expérience. Sarah Tesei, directrice de l’innovation sociale à Vinci, raconte comment le groupe a étoffé son plan cette année. Publié en avril 2019 dans le rapport annuel, il détaille les actions menées face aux risques environnementaux, droits humains et santé et sécurité. Il comporte une partie consacrée à la description de l’organisation du groupe et des spécificités du secteur "finalement assez méconnues". Vinci étant une entreprise très "décentralisée", l’objectif est que les acteurs locaux de l’ensemble de la chaîne s’emparent de ces problématiques sur le terrain.
AEF info : Comment a évolué votre plan de vigilance entre la première et deuxième année ?
Sarah Tesei : Pour notre premier plan, l’année dernière, nous avons été pris par le temps, il était donc plutôt succinct. Pour le deuxième, paru en avril 2019 dans notre rapport annuel [pages 228 à 245], nous avons beaucoup travaillé en interne sur les cartographies des risques.
Pour les droits humains, nous avions déjà mis en place un exercice de cartographie avant la loi. Sur les questions environnementales, un travail est en cours pour fixer des objectifs et une stratégie sur le sujet. Enfin, sur l’aspect santé et sécurité, au-delà de la cartographie des risques qui existe depuis des années au niveau des chantiers et pôles de métiers, nous avons essayé de formaliser et partager ce travail au niveau du groupe.
AEF info : Avant de présenter les risques, vous expliquez dans votre plan l’organisation du groupe, ses activités et sa chaîne de valeur. Pourquoi était-ce important ?
Sarah Tesei : Nous voulions un plan qui corresponde à notre organisation et à notre secteur, dont les spécificités sont finalement assez méconnues. Notre chaîne de valeur est très vaste et locale. Vinci est présent dans plus de 100 pays, mais 85 % de ses effectifs sont basés dans des pays membres de l’OCDE, comme l’Europe et l’Amérique du Nord, seuls 7 % en Afrique, et 4 % en Asie et Moyen-Orient. Nos sociétés sont implantées localement avec de la main-d’œuvre et des managers locaux, et nos constructions sont bien sûr locales. Ainsi, la comparaison avec d’autres secteurs, comme le textile, qui sous-traite et revend des produits dans le monde, est assez peu pertinente.
AEF info : Quel a été l’apport de la loi sur le devoir de vigilance pour Vinci ?
Sarah Tesei : Nous n’avons pas attendu la loi pour agir sur les sujets de vigilance. Nous la prenons comme une dynamique positive, qui va dans le sens d’une tendance de fond observée dans les autres pays, comme au Royaume-Uni avec le modern slavery act.
AEF info : Comment voyez-vous la finalité du plan de vigilance ?
Sarah Tesei : Le plan de vigilance ne doit pas être une couche de plus ou un simple exercice de conformité. Le groupe est responsable et doit fixer un cap et un cadre mais l’objectif est que les acteurs locaux de l’ensemble de la chaîne s’emparent de ces problématiques sur le terrain. Nous pouvons les aider à trouver des solutions. Dans notre secteur, ce sont les opérationnels qui trouvent les solutions les plus adaptées au contexte local.
AEF info : Quels sont les risques que vous avez identifiés ?
Sarah Tesei : Vinci a identifié cinq domaines de vigilance dans le domaine des droits humains qui couvrent l’ensemble du cycle des projets : pratiques de recrutement et migration de main-d’œuvre, conditions de travail, conditions d’hébergement, pratiques des sous-traitants en matière de droits humains, relations avec les communautés locales. Pour ce dernier point, nous n’avons pas le même rôle que nous soyons concessionnaire d’une infrastructure ou bien constructeur. En tant que constructeur, nous dépendons des décisions prises par nos donneurs d’ordres et avons donc peu de marges de manœuvre. En revanche, sur le terrain, où nous sommes en première ligne, nous avons plutôt un rôle de facilitateur du dialogue.
AEF info : Quelles instances de gouvernance avez-vous mises en place pour effectuer le suivi ?
Sarah Tesei : Nous avions déjà des instances existantes et nous avons récemment renforcé le dispositif. Il existe depuis quelques années un comité de pilotage droits humains qui rassemble tous les DRH des pôles et divisons du groupe. Cette structure remonte les résultats d’évaluations qui sont menées localement. Le groupe dispose également d’une coordination santé et sécurité ainsi qu’un réseau de correspondants environnement. Enfin, une direction éthique et vigilance, rattachée à la direction générale du groupe, a été créée en janvier 2018 et un comité éthique et vigilance comprenant certains membres du Comex a été constitué en mars 2018.
Par ailleurs, un système d’alerte est en cours de déploiement au niveau du groupe. C’est une plateforme externe répondant aux exigences de la loi sur le devoir de vigilance et de la loi Sapin II sur la lutte contre corruption. En complément, nous avons des systèmes locaux propres comme au Pérou ou au Qatar.
AEF info : D’après vous, la clé de la mise en œuvre sera le déploiement de la loi par pays. Pourquoi ?
Sarah Tesei : Nous avons effectué des cartographies des risques par pays car nos enjeux sont avant tout locaux. Par exemple, au Maroc, il n’y a pas de main-d’œuvre migrante comme dans le Golfe : les enjeux sont donc différents.
Les grandes cartographies macro ne sont pas vraiment utiles pour nous. Avec l’aide de BSR, nous avons identifié les risques majeurs dans une quinzaine de pays que nous avons identifiés comme prioritaires. Cela nous permet de réaliser des évaluations adaptées et de mettre en place des plans d’action.
AEF info : Quels seront les difficultés et enjeux majeurs selon vous ?
Sarah Tesei : La mise en œuvre de ce plan de vigilance va prendre du temps, il y a tout un processus de pédagogie et d’appropriation par les acteurs internes.
De plus, si pour la loi Sapin, il y a une agence de contrôle qui fixe précisément les règles à respecter, c’est en revanche différent pour la loi sur le devoir de vigilance. Dans ce cadre, c’est à chaque entreprise de définir les détails de la mise en œuvre de son plan. Aujourd’hui, il est donc encore impossible de dire si le nouveau dispositif entraînera ou non une multiplication des recours contre les entreprises.
L’enjeu majeur est le contrôle de l’ensemble de notre chaîne de fournisseurs de rang 1 et de nos sous-traitants. C’est un travail de longue haleine. Dans nos activités, ces acteurs évoluent en permanence en fonction de nos chantiers et de nos zones d’intervention, un chantier est par définition un ouvrage temporaire.
AEF info : Le travail avec d’autres organisations peut-il aider à évoluer sur les sujets ?
Sarah Tesei : Pour des contextes et problématiques complexes, comme celle du recrutement, nous avons besoin de tous les acteurs. Nous sommes membres fondateurs de l’initiative sectorielle collaborative "Building Responsibly" sur les droits des travailleurs. C’est un outil de dialogue avec les parties prenantes.
Au Qatar, même s’il y a encore des risques, nous avons réussi beaucoup d’avancées en mettant en place des dispositifs robustes avec des tiers externes. Nous avons eu un audit réalisé par les syndicats en janvier, dont le rapport est public. Nous avons signé un accord-cadre avec le syndicat international IBB concernant les droits des travailleurs sur les chantiers menés par notre filiale et nous avons un partenariat avec l’OIT sur le recrutement. Nous avons récemment organisé une visite de presse sur nos chantiers afin d’expliquer nos enjeux et les mesures que nous mettons en œuvre au quotidien. C’est un véritable exercice de transparence pour faire prendre conscience au grand public de la complexité de ces sujets.
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