Droits humains et entreprises : "La question a évolué très rapidement en 20 ans", estime Margaret Jungk de BSR

Par Sabrina Dourlens. Diffusion avec l'aimable autorisation d'AEF.  À l’occasion des 70 ans de la déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948, AEF info a interrogé des spécialistes de la thématique "droits humains et entreprises" sur l’évolution du sujet. Aujourd’hui, c’est l’experte américaine basée à San Francisco Margaret Jungk, directrice générale des droits de l’homme de l’association BSR, association rassemblant 250 multinationales, qui répond à nos questions. Elle a été membre groupe de travail sur les droits de l’homme et les entreprises des Nations unies chargé du suivi des recommandations de John Ruggie de 2011 à 2016. Elle a également fondé et dirigé le département droits de l’homme et entreprises au sein du Danish Institute for Human Rights. Elle analyse l’avancée des différents acteurs, les défis futurs pour les entreprises et les outils utiles pour avancer.

AEF info : La déclaration universelle des droits de l’homme a été rédigée à une époque où l’on ne parlait pas encore de la responsabilité des entreprises au regard des droits humains. Comment le sujet s’est imposé ?

Margaret Jungk : Les thématiques "droits humains et entreprises" ont commencé à émerger dans les années 1970 mais sous la forme des questions de santé et sécurité, puis d’environnement dans les années 80, puis de corruption dans les années 90. La problématique n’est entrée au sein de l’entreprise qu’au début des années 2000 mais elle s’est développée très rapidement. Peut-être parce que les États avaient eux-mêmes déjà beaucoup avancé sur le sujet en termes de définition, d’identification, et de suivi. Un sondage de BSR et Globescan montre que les grandes entreprises mondiales ont placé le sujet des droits humains en haut de leur priorité et cela ne fera qu’augmenter. Les États mettent en place de plus en plus de législations qui exigent du reporting et ont une portée extraterritoriale.

Cette année, il y avait plus de 2 700 participants au Forum sur les entreprises et les droits de l’homme de l’ONU de Genève en décembre, un record. Pour la première fois aussi, 30 % des participants étaient des entreprises, alors qu’auparavant, le forum était plutôt le rendez-vous de la société civile. Cela a changé la nature des discussions, qui étaient plus concrètes et tournées sur l’expérience, plutôt que sur les grands principes. D’autant plus que cette année, le thème portait sur le devoir de diligence et les bonnes pratiques. Enfin, le fait de réunir tous les différentes parties prenantes permet de mieux comprendre un sujet et d’y réfléchir avec plus de maturité.

AEF info : Vous portez un regard optimiste sur l’appropriation du sujet par les entreprises. Pensez-vous qu’elles sont déjà si avancées sur le sujet ?

Margaret Jungk : Cela dépend des attentes et du point de départ pris en considération. Dans les années 1990, la question des droits humains ne semblait pas pertinente pour les entreprises. Puis elles ont commencé à la prendre en compte à cause de problèmes de travail des enfants et de discrimination. Et aujourd’hui, la question touche de nombreux sujets. En comparaison par rapport à ses débuts, elle a donc évolué très rapidement en 20 ans. Depuis la publication des principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en 2011, le travail s’affine et porte désormais sur la méthodologie pour évaluer les impacts de l'activité des entreprises sur les droits humains, et sur la gestion de ces impacts.

AEF info : Comment voyez-vous l’évolution des autres acteurs ?

Margaret Jungk : La société civile a aussi beaucoup avancé. Il existe toute une communauté des défenseurs de droits humains qui se professionnalise, fournit de bonnes indications, joue les médiateurs et forme les communautés locales sur leurs droits.

Finalement les acteurs qui évoluent le plus lentement sont les États, notamment sur le devoir de diligence et les recours pour les victimes. Aujourd’hui, seuls une vingtaine d’États ont réalisé un plan national d’action sur la mise en œuvre des principes directeurs de l’ONU…

AEF info : Quels sont les défis des entreprises en la matière désormais ?

Margaret Jungk : Maintenant que l’attention des grandes entreprises a été retenue sur le sujet et qu’elles travaillent à minimiser leurs impacts, le prochain défi est de faire descendre le sujet à un niveau plus opérationnel. Un autre sera de toucher les petites et moyennes entreprises.

Une des principales difficultés pour les entreprises est d’établir le périmètre de leur responsabilité et des liens avec les acteurs de leur chaîne. Elles ont aussi du mal à savoir jusqu’où peut aller leur influence sur les acteurs, que ce soit une autre entreprise ou un État.

Parmi les sujets sur lesquels il faut travailler actuellement, il y a la protection des défenseurs des droits humains afin qu’ils puissent continuer leur activité et la problématique des recours. En 2014, l’OHCHR (Haut-Commissariat aux droits de l’homme) a d'ailleurs lancé un projet sur les recours judiciaires et non judiciaires. En juillet 2018, il est entré dans sa 3e phase qui porte sur les mécanismes de recours non-étatiques en cas de violations des droits humains par des entreprises [il a lancé le 26 novembre une consultation ouverte sur ce travail jusqu’à mars 2019].

AEF info : Lois, cadres internationaux, classements, initiatives sectorielles : quels sont les outils qui fonctionnent le mieux pour inciter les entreprises à s’améliorer ?

Margaret Jungk : Il faut plusieurs actions à la fois pour faire avancer les choses. Les législations aident à créer un environnement plus équitable. Le traité de l’ONU peut jouer un rôle dans le processus de maturation et fournirait une compréhension commune sur des principes de base. Mais il ne faut pas attendre pour expérimenter ces principes et les mettre en œuvre sur le terrain. D’autant plus qu’il y a un long chemin à parcourir avant d’avoir un traité et il devra être ratifié pour être appliqué.

Les classements incitent les entreprises à entrer en compétition et donner le meilleur d’elles-mêmes. Quant aux initiatives sectorielles, elles permettent de faire un travail plus ciblé car chaque secteur a des problématiques très différentes. Par exemple, l’industrie extractive doit gérer des impacts sur les communautés locales, ce qui n’est pas le cas de l’industrie des technologies.

AEF info : Qu’apportent des groupes de travail multisectoriels comme celui de BSR ?

Margaret Jungk : Notre groupe de travail sur les droits de l’homme permet aux entreprises d’échanger sur des problématiques diverses et de se former entre elles. Certaines sont bonnes dans l’évaluation sur les droits humains, d’autres ont un mécanisme de réclamation robuste, d’autres encore ont de l’expérience dans la relation avec les gouvernements. Il est important aussi de leur fournir un espace où elles peuvent se sentir libres de partager leurs soucis avec confiance. Il est plus facile de sortir le linge sale avec d’autres personnes qui vivent le même type d’expériences et de pouvoir ainsi avancer ensemble.

___

ÉTUDE DES IMPACTS DE FACEBOOK EN BIRMANIE

 BSR a été missionné par Facebook pour réaliser entre mai et septembre 2018 l’évaluation des impacts de droits humains de la présence du réseau social en Birmanie, où l’entreprise fait face à la question du respect de la liberté d’expression des uns tout en protégeant les droits des autres. Récemment, le rapport d’un conseil de l’ONU sur les droits de l’homme a pointé du doigt Facebook comme vecteur de la haine anti-musulman et anti-Rohingya (minorité ethnique de l’ouest de la Birmanie). "Facebook a donc décidé de publier le rapport d’évaluation de BSR pour montrer son engagement au respect des droits humains et à la transparence", rapporte BSR, qui a utilisé une méthodologie basée sur les principes de l’ONU. Après avoir consulté 60 parties prenantes, BSR a identifié et priorisé les impacts réels et potentiels de Facebook sur les droits humains et remis des recommandations pour leur atténuation et gestion.

___

10 PRIORITÉS PAR SECTEUR

 BSR a identifié les 10 risques et opportunités les plus saillants de 5 secteurs :

Le secteur des TIC
Le secteur extractif
Le secteur du transport et de la logistique
Le secteur de l’énergie
Le secteur de la finance

© Copyright AEF Développement durable - 2018
Toute reproduction ou rediffusion en dehors du site internet de BSR est strictement interdite sans l’accord formel d’AEF Développement durable.