Par Nicolas Lagrange. Diffusion avec l'aimable autorisation d'AEF Développement Durable.
Après plusieurs années de négociations, le groupe Vinci a signé fin novembre 2017 un accord avec sa filiale qatarie, détenue majoritairement par les autorités de l’émirat, et l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (BWI). Objectif : améliorer les droits sociaux de ses travailleurs (majoritairement étrangers) au Qatar et autoriser des audits sociaux. Le groupe de construction a privilégié un accord spécifique avec l’État de la péninsule arabique, plutôt qu’un accord mondial de droits sociaux. "Si un salarié rencontre un problème de respect de ses droits, il peut passer outre sa ligne hiérarchique", explique à l’AEF Franck Mougin, directeur des RH et du développement durable : il a la possibilité de saisir un "compliance officer" au sein de l’entreprise ou de faire appel à l’organisation BWI, laquelle peut alors demander un audit.
AEF : Pourquoi avoir signé un accord sur les droits sociaux avec le Qatar, plutôt qu’un accord international applicable dans une multitude de pays ?
Franck Mougin : Nous souhaitions un accord de proximité, adapté aux contraintes du pays. Un accord avec le Qatar sur les droits sociaux est plus opérationnel qu’un accord monde, car il est plus exigeant. Cela correspond en outre à la culture décentralisée de notre groupe (1). Nous aurions pu signer un accord international de droits sociaux fondamentaux, mais le contenu peut rapidement être trop générique. Énoncer de grands principes ne suffit pas à définir la couche applicative nécessaire à chaque pays. Pour autant, nous avons combiné la réflexion conduite localement et un travail mené en concertation avec les représentants syndicaux de BWI (2).
AEF : Pourquoi les négociations ont-elles duré près de trois ans ?
Franck Mougin : Nous avons amorcé les discussions avec l’État qatari et avec BWI en décembre 2014 pour aboutir à des engagements communs sur des problématiques sociales spécifiques à la région. Nous avons également mené une mission d’observation au Qatar, avec les représentants syndicaux français de Vinci en janvier 2015. Ils ont eu un libre accès aux collaborateurs et aux installations et ont pu constater l’attention portée par le groupe au respect des droits humains. Très rapidement, nous nous sommes mis d’accord avec les représentants syndicaux internationaux, bien avant le dépôt de plainte de l’association Sherpa (3). Mais, pour donner de la force à cet accord, il fallait aussi obtenir l’engagement de l’État qatari, actionnaire majoritaire de notre co-entreprise locale QDVC (4). C’est le caractère tripartite de cet accord qui en fait une première mondiale.
AEF : Cet engagement du Qatar a été difficile à obtenir ?
Franck Mougin : Depuis quelques années, de nouveaux standards sociaux émergent au Qatar, notamment sous l’égide de la Qatar Foundation, concernant près de 2 millions de travailleurs étrangers. Malgré ces progrès, plusieurs problématiques sociales restaient en suspens, dans un contexte géopolitique tendu, marqué par des tensions croissantes entre le Qatar et ses voisins. Nous avons sollicité l’OIT, qui a insisté auprès du gouvernement qatari pour qu’il règle un certain nombre de sujets avant la Coupe du monde de football organisée dans le pays en 2022. Finalement, notre accord a pu être signé fin novembre 2017, à Genève, sous l’égide de l’OIT, en présence de Guy Ryder, son secrétaire général, ce qui constituait un acte d’une portée symbolique considérable.
AEF : Quels sont les engagements pris par le Qatar et par Vinci ?
Franck Mougin : L’accord formalise toutes les bonnes pratiques mises en œuvre par Vinci depuis 2009, date de notre installation au Qatar, en matière de conditions de travail et de vie des salariés qataris et des travailleurs étrangers, employés directement par Vinci ou par les entreprises cotraitantes ou sous-traitantes.
Nous avions demandé un audit initial à Vigeo en 2010, puis un audit très complet à BSR (5) en 2015. Ce dernier identifiait des axes à améliorer, et nous avons découvert d’autres points à améliorer au fil de l’eau. Les questions relatives aux droits humains sont complexes, elles traitent aussi bien des conditions de travail, des actions pour garantir la sécurité de nos compagnons ou de protection contre les effets de la température extrême sous ces latitudes par exemple, que des problèmes de logement, de nourriture ou de libre pratique d’un culte.
AEF : Quelle est votre solution au problème des sponsors, qui confisquent parfois les passeports des migrants ?
Franck Mougin : Le système de la kafala, au Moyen-Orient, oblige tout migrant à avoir un sponsor dans le pays, pour s’assurer qu’il respecte l’ordre public et qu’il a les moyens d’assumer sa vie sur place. Nous utilisons notre filiale QDVC comme sponsor et nous mettons à la disposition des salariés un coffre pour mettre à l’abri leurs papiers d’identité. Tous nos salariés y ont accès en permanence. Lorsqu’ils souhaitent quitter le pays, nous émettons systématiquement les "no objection certificates", obligatoires pour partir du Qatar, sans condition.
AEF : L’accord prévoit aussi un système de recours pour les salariés et d’audit par BSR…
Franck Mougin : Si un salarié rencontre un problème de respect de ses droits, il peut passer outre sa ligne hiérarchique et saisir un "compliance officer" au sein de QDVC, voire s’adresser à BWI. La confédération syndicale peut à son tour obtenir la réalisation d’un audit sur une garantie que nous ne respecterions pas – c’était un point sensible de la négociation avec le Qatar, un audit confié à BSR, une organisation à but non-lucratif. Nous avons aussi prévu l’organisation de visites de sites tous les deux ans, avec des représentants de Vinci, de QDVC et de BWI. Les syndicats ne sont pas autorisés dans les entreprises au Qatar, mais nous avons organisé des élections de représentants du personnel en 2016, avec une vraie campagne électorale et des réunions mensuelles avec les nouveaux élus dans la foulée.
AEF : Où en est la plainte déposée par l’association Sherpa en mars 2015 ?
Franck Mougin : Nous attendons toujours la décision du procureur. L’enquête préliminaire, qui a duré deux ans et demi, est close. En 2015, quand Sherpa a accusé Vinci, nous n’avons pas eu connaissance du contenu de la plainte. Nous ne l’avons découvert que très récemment, et les faits évoqués par l’ONG sont loin d’être établis.
AEF : Avez-vous engagé des discussions avec d’autres pays pour conclure des accords similaires à celui signé avec le Qatar ?
Franck Mougin : Nous avons des discussions avec le Cambodge, où nous avons une grosse activité aéroportuaire, et où il existe de fortes tensions liées aux nouvelles lois sociales du pays. Nous continuerons de discuter avec les parties prenantes concernées, là où se posent les problèmes.
AEF : Plus largement, au-delà de ces discussions spécifiques, comment assurez-vous le respect des droits sociaux sur tous vos chantiers dans le monde ?
Franck Mougin : Nous avons élaboré un guide des droits humains, très "pratico-pratique", pour nos métiers de la construction. Nous misons aussi sur la formation des managers, en amont. Il nous faut également veiller à procéder à des audits réguliers. Nous sommes présents dans 110 pays, avec 250 000 projets par an, ce qui représente un énorme défi ! Il faut rester modeste sans prétendre à la perfection, mais nous cherchons constamment à nous améliorer, en travaillant avec l’ensemble des parties prenantes. L’important, c’est d’agir pour changer les choses.
(1) Le groupe Vinci est un acteur mondial des métiers des concessions et de la construction, employant près de 183 000 collaborateurs dans une centaine de pays.
(2) BWI (IBB en français, pour Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois) est la fédération syndicale internationale du bâtiment, des matériaux de construction, du bois, de la sylviculture et des secteurs connexes. Elle comprend 346 syndicats représentant 12 millions de membres dans 130 pays. Son siège est basé à Genève.
(3) Une plainte a été déposée en mars 2015 par l'association de juristes Sherpa contre Vinci Construction grands projets et les dirigeants français de sa filiale qatarie pour "violation des droits fondamentaux des travailleurs migrants" sur les chantiers de construction des infrastructures en vue de la coupe du monde de football en 2022 (lire sur AEF).
(4) QDVC est une société par actions de droit qatari, d'ingénierie et de construction. La compagnie est inscrite au registre du commerce depuis avril 2007 avec pour actionnaires Qatari Diar Real Estate Investments Company (51%) et Vinci Construction Grands Projets (49%).
(5) BSR est une organisation à but non-lucratif qui développe des stratégies et des solutions de développement durable depuis 25 ans pour un réseau de près de 250 entreprises membres. Elle possède des bureaux en Asie, Europe (Paris et Copenhague) et Amérique du Nord.